Par San San
Une ancienne affiche des années 1950, avec le slogan en bas : « Les femmes portent la moitié du ciel »
Etre douce, mignonne et chic, s’habiller pour plaire aux garçons, minauder, faire des enfants, se donner un air fragile et savoir admirer son mari pour le rassurer, sont autant de règles d’or auxquelles Ayawawa, une bloggeuse chinoise surnommée la « marraine de la vie sentimentale », adhère religieusement. Bref, selon elle, quand on est une femme, il vaut mieux se faire belle et épouser un bon parti plutôt qu’être intelligente.
Sur le fond d’un féminisme bien établi en Chine, il est surprenant que ces pensées matérialistes trouvent un écho dans la société actuelle. Le compte Weibo de Ayawawa a ainsi été récemment censuré pour une période de six mois à cause de ses propos irrespectueux envers les femmes de réconfort exploitées par l’armée japonaise pendant la Seconde guerre mondiale. On se demande cependant pourquoi elle est suivie par plusieurs millions de personnes sur les réseaux sociaux, donten majorité des femmes.
L’égalité des sexes n’a jamais été aussi réelle, mais les Chinoises semblent faire marche arrière
Depuis le début du XXème siècle, période phare de l’émancipation des femmes, l’égalité des sexes en Chine n’a jamais été aussi concrète.
Chiffres à l’appui : en 1949, date à laquelle la Nouvelle Chine a été fondée, seulement 19,77% des étudiants étaient des femmes. En 2011, ce chiffre atteignait les 51,14% (selon les données du Bureau national des statistiques). Par ailleurs, un rapport du PNUD publié en 2010 fait état du fort taux d’emploi chez les Chinoises, qui sont 70% à travailler. Ce taux est bien supérieur à la moyenne mondiale qui est seulement de 53%.
Cependant, malgré les progrès accomplis en matière de droits des femmes, la pensée féministe connaît un recul en Chine. De moins en moins de Chinoises connaissent leurs droits et beaucoup ont tendance à s’auto-dévaloriser. Elles préfèrent améliorer leur niveau de vie en épousant un mari bien placé que compter sur leur propre force et intelligence.
Ayawawa
En effet, les études menées sur le statut des femmes par la Fédération chinoise des femmes et le Bureau national des statistiques en 2000 et en 2010, montrent qu’en 2000, 33,6% des interrogées pensaient qu’avoir un mari riche était la clef pour réussir dans la vie, contre 48% en 2010, soit près d’une Chinoise sur deux…
Cette tendance a été confirmée par le « Rapport sur le mariage dans les milieux urbains 2010 » publié par l’Institut chinois des relations familiales et sentimentales. 70% des répondants ont choisi de cocher la case « épouser un mari aisé » au lieu de « compter sur sa propre intelligence ».
Plus surprenant encore, les résultats restent identiques quel que soit le niveau d’éducation. D’après l’étude menée auprès d’étudiantes à Pékin en 2014 sur l’égalité des sexes, environ la moitié des doctorantes préféraient réussir dans le mariage plutôt que dans leur vie professionnelle.
La Chine n’est pas un cas isolé. Dans les années 50 et 60, l’égalité des sexes avait également connu un recul aux Etats-Unis. Bon nombre d’Américaines préféraient être femme au foyer pour mener une vie familiale paisible, au détriment de leurs carriers professionnelles. Betty Friedan, activiste féminine américaine, comparaît alors ce retour en arrière au mystère des femmes dans un essai intitulé « La Femme mystifiée ».
Pourquoi ce phénomène s’empare-t-il de la Chine aujourd’hui ?
Une émancipation féminine sur fond de domination masculine
A la différence de l’émancipation féminine occidentale, arrachée grâce à des combats féroces menés par les femmes contre les hommes, l’origine de l’évolution des droits des femmes en Chine se trouve dans le besoin de développement national, sur fond de domination masculine. Ironiquement, les Chinoises n’ont donc jamais été les propres actrices du mouvement féministe.
Remontons dans le temps. Nous sommes au début du XXème siècle, période qui marque les premiers pas de l’émancipation féminine. Ce sont essentiellement des intellectuels ayant fait des études en Occident, comme Kang Youwei et Liang Qichao, qui prônent l’abolition de la pratique des pieds bandés et luttent pour la scolarisation des petites filles. De même, ce sont Cai Yuanpei et Chen Fan qui créent l’Ecole patriotique des filles à Shanghai.
Si aujourd’hui les Chinoises jouissent des mêmes droits que les hommes, ce n’est malheureusement pas pour des raisons d’ordre « de droit humain » mais plutôt d’ordre « patriotique ».
A titre d’exemple, dans une édition de 1912 du journal « Min Li » (qui signifie littéralement la renaissance du pays) il est écrit : « les femmes sont aussi responsables de la montée en puissance que du déclin d’une nation ». On trouve le même son de cloche chez le « Nouveau journal des Chinoises » : « toutes les Chinoises doivent accaparer la responsabilité du destin de leur pays en oubliant leurs propres intérêts et sentiments ».
Cette philosophie de pensée perdure après la création de la Nouvelle Chine. Les Chinoises se sentent vite libérées puisqu’on les pousse à travailler au même titre que les hommes, et ce pour développer le pays. Elles auront ainsi mis deux cents ans de moins que les Occidentales pour acquérir les mêmes droits.
De surcroît, afin de montrer les supériorités de son nouveau système social, la Nouvelle Chine met en avant le slogan « Les femmes portent la moitié du ciel » qui les encourage à acquérir plus de savoir-faire en devenant créatrices de richesse pour la société.
Il faut dire que les politiques menées durant la deuxième moitié du 20ème siècle par la Nouvelle Chine ont porté leurs fruits. Les Chinoises ne sont plus condamnées à être femmes au foyer et à dépendre des revenus de leurs maris. Au contraire, elles travaillent aussi pour gagner leur vie. Selon des statistiques, en 1957, on comptait 3,286 millions de travailleuses dans toutes les villes chinoises. En 1960, ce chiffre avait été multiplié par trois pour atteindre 10 millions. En 1988, plus de 90% des femmes mariées avaient un emploi.
Or, dans une certaine mesure, les Chinoises n’ont jamais pu mener une vie indépendante des hommes. Elles n’ont guère lutté avec acharnement pour affaiblir les esprits du patriarcat et avoir le droit de travailler de façon égalitaire par rapport à leurs homologues masculins. Au contraire, elles ont été considérées comme un « outil » pour les besoins de l’Etat.
La discrimination contre les employées dans l’économie de marché
Pendant la période de l’économie planifiée, il n’y avait pratiquement pas de discrimination envers les femmes, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, tous les postes étaient affectés par les autorités et le pays avait besoin de la main d’œuvre féminine pour augmenter sa productivité, les Chinoises avaient donc autant d’opportunités que les Chinois. D’autre part, les rémunérations et les statuts étaient tous réglementés par l’Etat, l’écart salarial entre hommes et femmes était ainsi négligeable.
Cependant, après la réforme et l’ouverture du pays, les recruteurs du secteur privé disposèrent de plus en plus de liberté, par rapport au choix des candidats et de leur rémunération. Les femmes, pour des raisons physiques et familiales, subirent ainsi des discriminations au travail.
Depuis les réformes des années 90 des entreprises publiques, bon nombre d’employées a étélicencié. A ceci s’ajoute la suppression du système public de garde d’enfants. Les jeunes mères sont obligées de rester à la maison pour s’occuper de leurs enfants en bas âge, ce qui réduit considérablement leur taux d’employabilité. Selon le cinquième recensement démographique national mené en 2000, 82,5% des hommes occupaient un emploi contre 71,5% des femmes, soit une différence de 11 points de pourcentage. Dix ans plus tard, le sixième recensement démographique montrait que le taux d’employabilité chez les hommes était de 78,2% contre seulement 63,7% chez les femmes, soit une différence de 14,5 points de pourcentage.
Par ailleurs, les Chinoises sont, depuis, bien moins payées que les Chinois et l’écart ne cesse de se creuser. En 1990, dans les milieux urbains, les Chinoises gagnaient 77,5% du salaire de leurs collègues masculins et ce chiffre a été ramené à 67,3% en 2010. A cette vitesse, en 2030, elles ne gagneront plus que la moitié de leurs homologues masculins si aucun effort n’est fait pour inverser la tendance.
De plus, le « Rapport sur le développement humain » de l’ONU montre aussi qu’entre 1992 et 2009, l’indice de développement humain en Chine n’a cessé de grimper mais l'indice sexospécifique du développement humain n’a pas augmenté à mesure que l’économie et la société se sont développés.Concrètement, la Chine occupait la 71ème place en 1992 et 75ème en 2009 au classement mondial. De plus, le degré d'autonomisation des sexes (Gender Empowerment Measure-GEM) a même diminué, passant de la 23ème place en 1992, à la 72ème place en 2009.
Ce phénomène peut s’expliquer essentiellement par le fait que c’est aux femmes qu’incombent la grossesse et les tâches ménagères. Une étude de 2012 nous apprend que 47,1% du travail effectué par les femmes n’est pas rémunéré, alors que pour les hommes, ce chiffre n’est que de 20,2%.
En outre, en 2008, des chercheurs se sont aperçus que la valeur du travail domestique non rémunéré et assuré par les femmes représentaient 25% à 32% du PIB chinois. Cependant, les efforts réalisés par les femmes à domicile ne sont malheureusement pas largement reconnus au sein de la société. Dans l’économie de marché, le travail domestique est vu plutôt comme une contrainte pour les employées.
Il est donc plus facile pour les femmes de se trouver un bon parti que de compter sur leurs propres forces et leur intelligence.
Les femmes sont encouragées par les commerçants à toujours dépenser davantage l’argent de leur conjoint
L’économie des femmes et les propos véhiculés dans les médias
Dans les années 50 aux Etats-Unis, l’une des raisons pour lesquelles le féminisme reculait était l’essor de la société de consommation ciblant spécifiquement le public féminin (prêt-à-porter, produits cosmétiques…). Visées par les industries, les consommatrices se prirent aux jeux du monde de la consommation et se noyèrent dans la joie de dépenser.
Dans « La Femme mystifiée », au chapitre « Les ventes selon le sexe », l’auteur considère que c’est la société de consommation qui explique en grande partie le recul des mentalités des femmes quant à leurs droits dans les années cinquante aux Etats-Unis. Les industriels ont compris que les femmes au foyer étaient les principales consommatrices dans le pays. Ils ont donc mis en vente des produits spécialement conçus pour elles et mené des campagnes publicitaires ciblées.
Aujourd’hui, sur le marché chinois, les industriels ne visent pas seulement les femmes au foyer, mais les femmes en général.
Le rapport sur la consommation des Chinoises publié en 2017 montre que, pour la moitié des femmes, leurs dépenses représentent environ un tiers du budget familial. La valeur totale du marché féminin est estimée à 2 000 milliards de yuans alors que les revenus fiscaux des quatre premiers mois de 2018 du pays ne sont que de 9 000 milliards de yuans.
D’où les Chinoises tirent-elles tout cet argent à dépenser ? Une part est gagnée à la sueur de leur front, l’autre provient de leur mari. De plus, les campagnes publicitaires véhiculées par les médias et les industriels les encouragent à toujours dépenser davantage l’agent de leur conjoint. L’exemple par excellence est le slogan : « Mon devoir est de gagner de l’argent, le tien est de prendre soin de ta beauté »
Dans « Psychologie des foules », Gustave Le Bon nous apprenait que les masses sont impulsives et irrationnelles. Elles sont facilement influençables et sont prêtes à suivre aveuglément les tendances sans y réfléchir. Mêmes les personnes relativement intelligentes se prennent au jeu.
En fin de compte, il n’y a en Chine pas de base solide à l’émancipation des femmes. Ces dernières sont d’autant plus influençables par les propos véhiculés par la société. Il n’est ainsi pas sisurprenant que les Chinoises ne se battent pas pour leurs droits.
La popularité de la bloggeuse Ayawawa n’est donc pas sans fondement. ★
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