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La masculinité fragile, une tendance à la neutralisation des genres

Qu’est ce qui fait d’un homme, un homme ? Depuis qu’un changement des mentalités sur le genre s’opère au sein de la génération du millénaire, la Chine s’est sérieusement penchée sur la question.


De Yi Ziyi

Li Jiaqi, né en 1992, se met du rouge à lèvre lors d’un direct sur Taobao, la plus grande plateforme de commerce en ligne chinoise, à Shanghai, le 3 janvier 2013


Beaucoup voient communément la Chine comme une nation où la place des genres est inébranlable. Mais avec l’influence de la culture populaire actuelle, les jeunes célébrités masculines chinoises sont souvent vues utilisant (et faisant la pub) des produits de beauté et cosmétiques. Le terme « xiao xianrou » signifiant littéralement « la viande fraîche et tendre » est de plus en plus employé. Il décrit des hommes, jeunes et beaux, en tête de pont de cette révolution de l’esthétique masculine.


Certains articles de la presse chinoise formulent des inquiétudes et même de la colère à l’égard de cette jeune génération qui, selon elle, perd de sa masculinité face à la popularité grandissante des hommes aux allures androgynes auprès des jeunes. En septembre dernier, une controverse a éclaté sur les réseaux sociaux chinois sur la définition de la notion de masculinité, une controverse, qui tire son origine dans une série télévisée pouradolescents. Un grand nombre de parents et ils ne sont pas les seuls, craignent que la montée des idoles masculines et efféminées aient un impact néfaste sur la jeunesse chinoise. Ils vont même jusqu’à employer des termes péjoratifs et homophobes comme « femmelette » pour les caractériser.


Contrairement à ce mouvement apparent de peur de la féminité, exprimée par la vieille génération, de plus en plus de chinois issus de la génération Y aspirent à plus de libertés, d’individualité et de diversité. Alors qu’ils tentent de renverser les rôles de genre conventionnels, ils accueillent à bras ouverts une culture de l’androgynie et de la fluidité des genres.



La Phobie des « poules mouillées »


« Si nos adolescents sont des femmelettes, alors c’est la nation tout entière qui en est une », cette expression s’est largement répandue sur la toile à la mi-septembre après que l’émission intitulée La Première Classe du Nouveau Semestre ait suscité la désapprobation d’une certaine frange du public par la présence de figures masculines efféminées.


L’émission, qui est une production commune entre la Chaîne Nationale de Télévision Chinoise (CCTV) et le Ministère de l’Éducation, est obligatoire dans tout le pays, pour les élèves de classe élémentaire et les parents, et diffusée le samedi soir précédent la rentrée du semestre d’Automne. Néanmoins, les producteurs se sont attirés de vives critiques car ils ont fait intervenir des célébrités masculines portant du maquillage et aux apparences, que beaucoup jugèrent « trop efféminées ».


Certains parents s’inquiètent de l’influence que pourraient avoir des stars au genre neutre et aux comportements jugés trop féminins sur leurs fils et surtout à l’école. En ligne, de nombreuses plaintes ont été formulées et considèrent que ce phénomène de mode a dépassé les limites et que « cette viande fraîche et tendre empoisonne » la jeunesse.


Dans un éditorial, l’agence de presse étatique Xinhua News invite à clouer au pilori ces célébrités et parlent de « poules mouillées », « chétives et faibles » et met en garde contre « les impacts négatifs incommensurables que cette culture malade peut avoir sur la jeune génération ».


Le Beijing Youth Daily, dirigé par le Comité de Pékin de la Jeune Ligue Communiste de Chine, a rejoint le débat et tiré la sonnette d’alarme « Si nous échouons à enrayer cette mode, un nombre croissant d’individus s’estimera fier de mettre en avant son caractère efféminé et la masculinité de ce pays sera mise à mal ».


Un autre organe de presse national, le Quotidien du Peuple a pris une position plus ouverte sur le sujet en appelant au respect de la diversité des esthétismes et une appréciation de la beauté intérieure.


À la fin septembre, les autorités chinoises ont adopté une mesure drastique contre l’industrie du divertissement en imposant une « interdiction des manifestations à caractère efféminé », limitant les apparences publiques des célébrités aux allures androgynes à la télé et en concert. En conséquence, pour le salut de leurs propres carrières, plusieurs idoles ont décidé d’abandonner le maquillage et d’adopter des styles vestimentaires plus masculins, de prendre des photos dans des salles de sport et surexposer leur musculature et hormones.


Certaines stars ont soutenu l’interdiction et critiqué avec ferveur l’esthétique efféminée.


Wu Jing, la star et le réalisateur du film d’action, Wolf Warrior II, daté de 2017, le plus gros succès de tous les temps au box-office chinois, prétend vouloir incarner la quête du : « plus de vrais hommes et moins de poules mouillées ».


Le célèbre réalisateur Feng Xiaogang fustige de son côté le phénomène, accusant les jeunes acteurs d’être « trop timides et tendres ». « Les agences de talents sont les principales responsables. Elles font porter aux jeunes hommes des couches de maquillage et leur font prendre tout un tas de poses séduisantes mettant en scène leurs corps longilignes à moitié nus. Parfois, je me demande même si elles ne tiennent pas un bordel », s’offusque Feng.


Le 10 juillet dernier, lors d’une conférence de presse sur sa nouvelle série, Le Patriote, Wang Hailin, le scénariste à l’origine d’un grand nombre de séries à succès, étiquetait de « prostitués » toutes les stars qui se conformaient à cet idéal esthétique.


« Quand les réalisateurs cherchent de « la viande fraîche et tendre » pour incarner des personnages à l’écran, c’est qu’ils veulent, en fait, des prostitués », selon Wang, avançant l’argument suivant lequel les pays ayant « une approche avancée de l’esthétisme », telles que les puissantes nations occidentales, font souvent preuve d’un plus grand sens de la masculinité, incarné par des acteurs célèbres comme Tom Hanks, Dustin Hoffman et Robert Downey Jr.


Il considère que cette lubie pour la « viande fraîche » menace la nouvelle génération. « Les acteurs sont l’emblème de l’idéologie nationale. Si les plus populaires sont ceux qui ressemblent le plus à des femmes, les sens de l’esthétique nationale risquent d’être mis à mal. Ils peuvent exister, mais ils ne doivent pas être loués. Nous ne devons pas encourager les gens à emprunter cette direction ».


Ces commentaires, dont une grande majorité est teintée d’homophobie, sont fermement critiqués et considérés comme du machisme. Beaucoup d’internautes pensent que ces «hommes prônant la haine des poules mouillées » manifestent tous les symptômes du « cancer des hommes hétérosexuels », un néologisme qui caractérise un groupe d’hommes particulièrement sexistes et qui appellent à un retour des valeurs conservatrices.


« Je n’aime pas le style de ces hommes efféminés. Mais, les écarter du grand écran n’est pas la solution. C’est leur choix et leur droit », commente Yang Yi, un utilisateur de Weibo.


« Chaque nuage a une forme différente, chaque fleur a une couleur différente et chaque route va dans une direction différente. La diversité du genre humain doit être respectée et non réprimée », écrit Zhang Dahua, un utilisateur de Zhihu et un activiste pour les droits de la communauté LGBT.


Certains pointent du doigt l’antipathie du public envers les hommes efféminées qui peut être apparentée à une certaine forme de misogynie. « La douceur, la tendresse et l’attention ne sont-elles pas des qualités appréciables pour fonder une société harmonieuse ? La soi-disant masculinité des stéréotypes traditionnels de genre peut être le terreau de la violence, de la belligérance et de l’extrémisme. Dans la Chine moderne, où l’égalité desgenres est encouragée, notre société voit toujours la masculinité comme supérieure et la féminité comme inférieure. Ces positions nous rappellent que les femmes chinoises font face à de nombreux préjugés et discriminations », partage, Lin Dingding, une féministe, sur le réseau social Weibo.


De jeunes stars participent à une série de téléréalité en ligne Idol Producer



Une Tendance à la Neutralisation des Genres


« Je porte du maquillage lors de toutes mes sorties. Prendre soin de moi et avoir un style propre et soigné sont des formes de respect envers les autres. Ce n’est pas un droit exclusivement réservé aux femmes », déclare Zeng Shun, un jeune shanghaien de 23 ans qui tient un blog et partage régulièrement des tutoriels de maquillage pour les hommes sur les réseaux sociaux. Inquiet de son apparence et de son style, Zeng estime consacrer la moitié de son salaire à ses tenues et ses produits cosmétiques.


« Je ne vois rien de mal à ce qu’un homme utilise des produits de soins pour la peau et de beauté. Pour moi, les hommes qui portent du maquillage en ont fait le choix et c’est un style de vie. Cela n’a rien avoir avec une identité de genre. Hétéro ou gay, les hommes ont le droit de choisir la manière qu’ils jugent la plus appropriée pour s’exprimer dans leur apparence » confie-t-il à Vision Chine.


Le jeune blogueur voit aussi dans une belle apparence, un moyen de réussir sur le marché du travail. « Porter du maquillage permet aux hommes d’avoir plus confiance en eux. Que vous le reconnaissiez ou non, nous vivons dans une société où le jugement se porte de plus en plus sur l’apparence. Aujourd’hui, être beau peut ouvrir des portes et donner plus d’opportunités. Cela vous aide à sortir du lot et lutter dans ce contexte d’intense concurrence», affirme Zeng.


Zeng fait partie du nombre croissant de jeunes hommes chinois montrant de l’intérêt pour les produits de beauté, les tenues unisexes, et affirmant une forme plus douce de masculinité.


D’après une étude de l’agence de recherches, Euromonitor International, il est prévu qu’en Chine, le marché total de la consommation de produits de beauté pour hommes atteigne 13,2 milliards de yuans (2,1 milliards de dollars américains) cette année. L’agence estime que le secteur va connaître une hausse de 6,5% en 2019, bien au-dessus des prévisions de croissance globale qui ne s’élèvent qu’à 4,9%.


Selon le Rapport sur La Consommation Dé-genrée: Les Tendances de Genres en Chine publié récemment par les plateformes de commerce en ligne VIP.com et JD.com, 96% des acheteurs en ligne acquièrent des produits de beauté et cosmétiques au moins une fois par an. Le rapport conclut également que durant ces trois dernières années, le volume des ventes de produits de beauté pour les hommes a presque doublé d’une année à l’autre, les masques purifiants pour le visage figurant au rang numéro 1 des produits les plus prisés.


La quête de la beauté par les consommateurs chinois ne se limite pas aux soins du visage. De plus en plus d’homme s’intéressent aux cosmétiques tels que les crèmes de beauté et contre les boutons, les démaquillants, les correcteurs, les baumes à lèvres et les crayons à sourcil. La génération du millénaire est le principal vecteur de cette nouvelle tendance de la beauté masculine. Un chinois sur cinq, né en 1995 ou plus tard, utilise des cosmétiques ou de légères touches de maquillage, telles que des crèmes, baumes à lèvres et de l’eyeliner, souligne le rapport.


Les principales entreprises cosmétiques et les marques de luxe à travers le monde ont recourt à des techniques marketing basées sur la neutralité des genres et travaillent avec des ambassadeurs de marques au style androgyne. L’an dernier, la marque de cosmétique française, L’Occitane, a assisté à une croissance à deux chiffres de ses ventes après avoir choisi la superstar chinoise, Lu Han, comme ambassadeur. Lu a conquis des millions de cœurs par son visage efféminé et sa peau parfaite.


La marque japonaise SK-II, quant à elle, a rallié la jeune musicienne, Dou Jingtong. Dou est la fille de la diva de la pop chinoise, Faye Wang et du compositeur de rock, Dou Wei.


L’artiste de 21 ans, qui arbore un tatouage particulièrement voyant à la gorge, est adulée par la génération Y chinoise pour sa personnalité musicale distincte et son style naturel androgyne.


En plus des soins de peau et des cosmétiques, la mode est un domaine dans lequel cette génération bouscule les rôles de genre traditionnels pour s’exprimer.


« Le fait d’avoir un style androgyne n’a absolument rien avoir avec son orientation sexuelle. C’est seulement un style, un choix et une forme d’expression personnelle », déclare Wang Chen, un étudiant de 20 ans à l’Université de Nankin. La première fois que Wang enfila une robe, c’était à un salon de la B.D, il n’était alors âgé que de 16 ans. Wang portait un costume cosplay de Kikyo, un personnage féminin tiré du manga japonais Inuyasha. Depuis, il a porté plusieurs costumes de personnages féminins pour d’autres évènements cosplays. Avec sa douce allure et sa figure longiligne, Wang est complimenté pour sa ressemblance avec les différentes héroïnes.


Le cosplay lui donne l’opportunité d’endosser différentes identités et d’explorer sa version féminine. Dans la vraie vie, il préfère les habits sans connotation de genre et fréquente souvent les rayons pour femmes chez Uniqlo et Zara à la recherche de variété.


« Il est rare qu’une femme se fasse huer parce qu’elle porte des habits d’homme. Certains vont même jusqu’à dire que c’est plutôt cool et séduisant. Mais quand il s’agit d’hommes avec des tenues de femmes, on les qualifie de morbides. C’est un double standard que personne ne remet vraiment en question », livre Wang à Vision Chine.



Une Redéfinition de la Masculinité


Deng Xiquan, à la tête de l’Institut de la Jeunesse au Centre Chinois de la Jeunesse et des Enfants, explique que la tendance à la confusion des rôles de genre atteste d’un désir intérieur profond de la génération du millénaire chinois qui veut accéder à son indépendance et prône le non-conformisme face à la culture traditionnelle.


Malgré l’influence des acteurs et stars de la pop coréenne et japonaise, que beaucoup d’analystes pointent du doigt, Deng considère que la popularisation de l’esthétisme féminin auprès des hommes s’explique par le rapide développement économique et la stabilité du pays. Le style de vie moderne défie les rôles de genre traditionnels. Les tempéraments féminins, qui sont plus coopérants, attentionnés et compréhensifs pourraient laisser plus de place à la communication interpersonnelle et réduire les conflits.


« Ce semblant de domination dans la culture populaire est un phénomène culturel temporaire, le résultat de la formation des idoles et du marketing qui prône la neutralité de genre. Les esthétiques efféminées ne constituent qu’une partie de la multitude des facettes culturelles de la Chine contemporaine, et restent encore subalternes », confie Deng au Quotidien du Peuple en ajoutant qu’il est inutile d’exagérer leur impact négatif puisqu’être androgyne reste un choix très minoritaire au sein de la population.


De nombreux chinois de la génération Y pensent que la notion de masculinité devrait être repensée. Pour eux, la vraie masculinité ne s’exprime que dans la personnalité et via les qualités intérieures, bien plus que dans les manifestations de genre et l’apparence.


« Je trouve ça vraiment ridicule d’expliquer le manque de courage et la faiblesse par le fait que certains hommes portent du maquillage et ont des styles androgynes. Pour moi, être un vrai homme signifie être courageux et responsable. L’apparence n’a aucune place. Si un homme musclé et fort est misogyne, n’a aucun sens des responsabilités et s’avère même maltraiter les membres de sa famille, peut-on vraiment dire de lui qu’il est un vrai homme ? », questionne Zeng Shun.


« L’antipathie du public envers ce phénomène est injustifiée. Elle reflète purement une vision des genres, traditionnelle, dépassée, rigide et binaire. Les gens croient communément que les hommes doivent tous faire preuve de masculinité et montrer leur force, tandis que les femmes se doivent d’être douces et tendres », remarque Fang Gang, un célèbre sexologue et professeur à l’Université Agronomique de Pékin.


Selon Fang, le genre est une notion capitale mais il a très longtemps été défini de manière étroite et utilisé sans souplesse. Les individus qui transgressent les normes de genre font face à d’innombrables défis et incompréhensions. Même ceux qui dérogent légèrement aux règles deviennent les cibles d’une forte désapprobation sociale.


« Dans les sociétés plus avancées, les personnalités de genre et leurs expressions peuvent varier selon les individus. Ils ont le droit de choisir leur propre tempérament de genre et rester fidèles à eux-mêmes », explique Fang à Vision Chine, exhortant le public à avoir des idées plus libérales et faire preuve de plus de tolérance vis-à-vis de la diversité des genres.


« C’est une bonne chose que d’être capable de se détacher des stéréotypes de genre et épouser la diversité des sexes. Même si vous n’appréciez pas particulièrement certaines caractéristiques de genre, il faut respecter les choix de tout un chacun ».


« Les attentes de genre que la société a envers les hommes sont plus importantes et plus dures qu’envers les femmes », affirme Zeng, en suggérant que les hommes sont les plus grosses victimes des stéréotypes de genre traditionnels. En comparaison, les hommes doivent faire face à plus de contraintes quand ils adoptent des styles androgynes.


« Notre société reste une société patriarcale où l’homme masculin domine le pouvoir de la parole. Comme on peut l’observer, les femmes sont généralement plus tolérantes et compréhensives à l’égard des hommes efféminées. Les hommes masculins peuvent voir dans ceux adoptant des styles androgynes une menace directe à leur identité et expression de genre » conclut Zeng.


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