Pour lutter contre la consommation excessive d’analgésiques aux USA, médecins et patients se tournent progressivement vers l’acupuncture. Mais cette pratique peut-elle réellement devenir le fer de lance qui inversera la tendance ou n’est-elle qu’un simple placebo ?
De Xie Yi
Allongée pendant près de 25 minutes sur une table d’examen au fond d’une salle légèrement tamisée, treize aiguilles plantées dans le bas de son dos, ses genoux et ses cuisses, Miné Ayberk, une serveuse résidant à Manhattan, se sent dans un parfait état de quiétude. Ses douleurs de longue date ontcomplètement disparu.
Il y de ça douze ans, Ayberk souffrait de sévères maux d’estomac et avait expérimenté, sans succès, toutes les méthodes qu’elle avait sous la main pour y mettre fin, y compris les changements de régime alimentaire et les médicaments. Sans grand effet. Inquiétée des éventuels effets secondaires nocifs de ces traitements, elle avait demandé à son médecin des alternatives. C’est ainsi qu’elle s’était résolue à essayer une solution dont elle avait toujours douté : l’acupuncture.
C’est à l’issue de plusieurs sessions de 25 minutes chacune, toutes payées de sa poche, que sa douleur finit par s’estomper. Ce fût le point de départ de son amour inconditionnel pour l’ancien remède médicinal chinois. Ces dix dernières années, à chaque fois qu’elle voulut soulager des douleurs causées par ses affections chroniques telles que l’arthrite ou tout simplement se redonner de l’énergie, elle opta pour l’acupuncture.
« L’acupuncture marche pour moi », s’exclame Ayberk. « C’est très reposant et sans danger ».
Ayberk fait partie des millions de personnes ayant déjà eu recours à l’acupuncture aux Etats-Unis, qui y est utilisée en priorité pour alléger les souffrances chroniques comme l’avance un sondage du National Health Interview Survey (NHIS) (Enquête d’Opinion de Santé Publique) daté de 2008. Il révèle que 6,3% de la population américaine, soit près de 14 millions de personnes, ont déjà essayé la méthode au cours de leur vie.
En octobre 2018, le président américain Donald Trump a fait adopter une loi nommée H.R.6, qui a pour objectif d’apporter une réponse à la crise des antalgiques et offrir des alternatives thérapeutiques aux traitements des douleurs chroniques. La loi stipule que l’acupuncture, parmi d’autres choix thérapeutiques, comme les massages médicaux, devra faire l’objet d’une évaluation.
Ainsi elle pourrait être reconnue par le Département américain de la Santé comme un substitut thérapeutique remboursé par Medicare, le programme d’assurance santé fédéral couvrant les personnes âgées de 65 ans ou plus, ou toute personne atteinte d’handicaps sévères.
Le médecin acupuncteur Garrett Krause de l’Université de Miami place des aiguilles dans le corps de Cristi Bundukamara lors d’un Colloque sur la Médecine Intégratrice de l’Université de Miami, École de Médecine Miller à Miami, Floride, le 23 avril 2010
La crise des analgésiques
Les États-Unis font face à une épidémie meurtrière et de grande ampleur causée par l’usage excessif d’analgésiques. En 2017, on compte plus de 49 000 décès liés à des overdoses d’opioïdes, un nombre record, expliqué par la hausse des prescriptions d’antidouleurs aux effets puissants. En réponse aux mesures répressives visant à limiter leur approvisionnement, une certaine partie de la population s’est tournée vers les drogues illégales, comme l’héroïne et vers les antidouleurs de synthèse tels que le fentanyl. Un rapport d’Altarum, un organisme spécialisé en recherche médicale, rendu public en novembre 2017, montre que le coût de l’épidémie a atteint 95 milliards de dollars américains en 2016. Un compte-rendu du gouvernement américain datant de 2017 et qui présentait une évaluation sur la valeur immatérielle de la vie humaine, fixe le coût de l’épidémie à 504 milliards de dollars américains, observe Altarum. Le 26 octobre 2017, l’administration Trump annonçait que la crise des analgésiques était un véritable cas d’urgence de santé publique et des solutions devaient être rapidement trouvées.
« La crise des antidouleurs dans le pays semble avoir éclipsé les vrais problèmes, et a permis, à ses origines, d’être un facteur accélérateur dans la recherche de solutions non pharmaceutiques aux douleurs », explique David Miller, Président de La Société Américaine des Acupuncteurs. Dans un entretien par mail à Vision Chine, il confie que : « l’acupuncture sort du lot comme l’option la plus scientifiquement prouvée, sûre, et la plus facile à adopter pour venir en aide aux patients souffrants » sur la liste des médecines alternatives contre la douleur.
À ce jour, un certain nombre de sociétés commerciales d’assurance maladie prennent en charge les frais d’acupuncture. Certains États les plus touchés par les cas d’overdoses aux opioïdes, tels que l’Ohio, le Massachusetts et le New Jersey, remboursent les frais d’acupuncture via la couverture santé Medicaid, un programme de santé financé conjointement par les États fédérés et le gouvernement fédéral à destination des patients aux revenus les plus modestes.
La plus large couverture médicale mise en place par le gouvernement fédéral, Medicare, ne couvre cependant pas les frais de cette nature.
D’après les enquêtes réalisées par trois unités associées aux Instituts Nationaux de Santé : l’Institut National des Sciences Médicales Générales (National Institute of General Medical Sciences), l’Institut National des Maladies Neurologiques et des Accidents Vasculaires Cérébraux (National Institute of Neurological Diseases and Stroke) et le Centre International de Fogarty, le « Centre de Services Medicare et Medicaid » (CMS) a retenu des déterminants de non-couverture pour l’acupuncture en 1980 et 2003. « Le CMS a déclaré que les preuves disponibles ne suffisaient pas à justifier la couverture par Medicare », explique un porte-parole du CMS dans un email adressé à Vision Chine.
« Une fois qu’une analyse a été ouverte, la procédure prend entre 9 et 12 mois », ajoute-t-il. « À ce stade, le CMS n’a formulé aucune intention de conduire une autre analyse pour étendre la couverture santé nationale et rembourser les frais d’acupuncture ».
Les décisions prises par le CMS n’ont pas affecté l’enthousiasme des fervents partisans de la pratique qui voient une opportunité dans la ratification de la loi H.R.6 qui annonce la potentialité d’une prise en charge par le système Medicare.
« Le remboursement permettrait la popularisation de la méthode et y donnerait un accès plus large ainsi qu’aux acupuncteurs sous licence », déclare Miller, confiant que dans les prochaines années, la prise en charge par Medicare sera une réalité.
Un gaspillage des ressources
Alors que les défenseurs de la pratique affirment que les thérapies alternatives comme l’acupuncture, vont dans le sens de la stratégie lancée pour réduire le nombre de prescriptions d’antalgiques et permettent de couper court aux excès, certains sceptiques considèrent que c’est une perte d’argent et un gaspillage de ressources.
David Gorski, chirurgien-oncologiste à l’Institut contre le Cancer Barbara Ann Karmanos à Détroit, spécialisé dans les opérations du cancer du sein, est un des plus féroces opposants. Selon lui, l’acupuncture ne devrait jamais être prise en charge par Medicare car « l’argent investi dans des traitements dont l’efficacité est infondée n’est autre que de l’argent qui n’est pas investi dans la médecine scientifique », affirme-t-il dans un courriel à Vision Chine.
Le développement de la pratique aux Etats-Unis a toujours été accompagné de controverses sur son efficacité et ses effets réels.
Il existe un consensus général sur le fait qu’une certaine forme d’acupuncture thérapeutique aurait existé en Chine pendant près de 2000 ans, un remède resté méconnu aux Etats-Unis jusque dans les années 70. En 1971, le chroniqueur James Reston du New York Times avait écrit un article sur son expérience à Pékin. L’année suivante, l’ancien Président Richard Nixon visitait la Chine. À son retour, le major général de l’Armée de l’Air des USA et médecin de Nixon, Walter R. Tkach, partageait son expérimentation de l’acupuncture dans le Readers Digest de Juillet 1972 dans un article intitulé « L’Acupuncture marche ». Les deux éditoriaux ont permis de faire connaître la pratique au grand public dans le pays.
Dans un article du New York Times, en 1971, Dr. Samuel Rosen, chirurgien de l’oreille basé à New York et un des premiers praticiens américains à avoir été invité en République Populaire de Chine, a été témoin de l’utilisation de la pratique comme anesthésiant.
Depuis lors, des équipes de médecins américains se sont rendues en Chine pour observer l’anesthésie par acupuncture utilisée pour divers actes médicaux, de l’opération à cœur ouvert aux césariennes, aux ablations des amygdales et extractions dentaires.
Depuis ces quarante dernières années, le recours à l’acupuncture s’est de plus en plus popularisé auprès des médecins et des patients, conduisant à une évolution des règlementations et du niveau de sûreté. Depuis la création des Instituts Nationaux sur les Déclarations de Consensus Médical (National Institutes of Health Consensus Statement), le paysage réglementaire a connu des changements.
Aujourd’hui, 47 États et la capitale Washington DC ont légalisé la pratique.
Pour être habilité à exercer l’acupuncture dans ces États, il faut d’abord obtenir une licence, délivrée par la Commission Nationale de Certification de l’Acupuncture et de la Médecine Orientale (NCCAOM), qui exige qu’un praticien réussisse les examens de la NCCAOM ou suive le programme de certification de ladite commission.
Les programmes d’enseignement de l’acupuncture ont connu une forte hausse. Des statistiques indiquent qu’en 2015, il existait déjà 62 diplômes de master et 10 doctorats aux USA, enseignés dans des établissements accrédités par la Commission d’Accréditation pour l’Acupuncture et la Médecine Orientale (ACAOM), l’autorité de référence dans le domaine et reconnue par le Département américain de l’Éducation. La détention d’un master en acupuncture est un pré-requis minimum autorisant son exercice dans la majeure partie des États fédérés.
Elle connait de plus en plus d’adeptes dans le pays, tendance qui s’explique par la hausse du nombre d’acupuncteurs, par une meilleure connaissance du public et un accès plus large aux publications sur son usage, déclare Wen Chen, chef de section et directeur de programme par intérim au Centre National pour la Médicine Complémentaire et Intégratrice (NCCIH).
Même si la méthode curative centenaire chinoise prend une place grandissante dans la conscience dominante américaine, certains doutent cependant toujours de son bien-fondé scientifique.
Le Docteur Tian Xiaoming soigne un patient souffrant d’arthrite dans un centre d’acupuncture du Maryland.
L’Équilibre des énergies
L’acupuncture consiste traditionnellement en l’insertion de fines aiguilles en métal dans des points précis du corps humain. Comme elle est pratiquée aujourd’hui, elle combine souvent d’autres types d’interventions, comme l’administration via les aiguilles de petites doses électriques ou la combustion d’herbes sur les points d’acupuncture (nommée la moxibustion). D’après les théories de la Médecine Traditionnelle Chinoise (MTC), il y aurait 2000 points d’acupuncture répartis sur le corps. Ils seraient reliés par 12 principaux axes, les méridiens, conduisant une énergie appelée qi à travers tout notre corps. En insérant les aiguilles aux bons endroits, l’acupuncteur rééquilibre le yin et le yang, la bonne circulation du qi dans le corps, favorisant la guérison naturelle et soulageant les douleurs.
Malgré les innombrables études portant sur le sujet depuis les années 70, les preuves sur l’existence d’une force s’apparentant au qi restent insuffisantes et son rôle d’antidouleur est encore très flou.
« Ce n’est pas parce que le système médical occidental a échoué à comprendre le fonctionnement de l’acupuncture qu’elle n’est pas efficace », s’offusque Chen Decheng, un acupuncteur agréé de la ville de New York et directeur du Centre de MTC et de l’Héritage de l’Acupuncture de New York.
Chen est loin d’être le seul à se positionner en faveur de la pratique thérapeutique.
Quelques acupuncteurs défendent l’idée que les aiguilles permettent en effet la libération d’endorphines dans le corps, des hormones atténuant les douleurs. D’autres déclarent qu’elle repose sur « la théorie du gate control de modulation de la douleur» introduite dans les années 60 par Patrick Wall et Ronald Melzack. La théorie explique que l’acupuncture activerait des nerfs périphériques fermant la « gate » (porte) des signaux de douleurs traversant le système nerveux central. En fait, la stimulation par les aiguilles permettrait de supprimer les sensations de douleur.
Mais pour ses détracteurs, la véritable explication derrière le succès de l’acupuncture, c’est son effet placebo chez les patients.
Dans la version du journal médical Anesthésie et Analgésique ( Anesthesia and Analgeisa) de juin 2013, le pharmacologiste David Colquhoun et le neurologue Steven Novella remettent en cause « les bénéfices de l’acupuncture qu’ils pensent inexistants, ou qui sont bien trop infimes ou éphémères pour être d’une quelconque portée clinique », écrivent-ils. « Il semblerait que la pratique ne soit, en fait, rien de plus qu’un placebo théâtral ».
Plusieurs essais cliniques sur son efficacité ont été réalisés, mais les conclusions sont contradictoires à cause des difficultés rencontrées dans la conduction des tests. La règle d’or des essais médicaux, c’est l’expérimentation à double-insu, un test réalisé de manière aléatoire, durant lequel ni les participants ni les testeurs ne savent qui reçoit ledit traitement. Cette démarche est employée pour limiter la partialité des résultats dans le domaine de la recherche.
Dans le cas de l’acupuncture, il est relativement difficile de mener à terme de tels essais car les patients peuvent rapidement se rendre compte que des aiguilles sont insérées dans leur corps et les acupuncteurs savent s’ils exercent la pratique avec exactitude ou non. Même si pour certains essais, ils ont employé un dispositif amélioré qui reproduit les sensations d’une aiguille dans la peau, ce n’est pas à double-insu car les médecins ont conscience de la justesse du traitement.
Ces dernières années, afin de réaliser des études en toute impartialité et ce de manière plus efficace, des chercheurs ont eu recourt aux méta-analyses, une procédure statistique qui consiste à regrouper les données issues de plusieurs tests fructueux portant sur l’acupuncture et plus particulièrement sur la douleur.
Dans une parution datant de mai 2018 dans le Journal de la Douleur (Journal of Pain), une méta-analyse réalisée par un groupe de chercheurs dirigé par Andrew Vickers du Centre du Cancer du Mémorial Sloan-Kettering de New York, s’est intéressée aux données de 20 827 patients collectées lors de 39 essais cliniques. Les résultats ont montré qu’en réponse à certaines affections douloureuses, « les bénéficies de l’acupuncture étaient bien supérieurs à ceux du simulacre ou de l’acupuncture contrôlée ». L’équipe a également observé des « preuves claires que les effets de l’acupuncture perdurent dans le temps et leur efficacité thérapeutique ne connait qu’une très faible baisse d’environ 15% après un an ».
Mais les plus sceptiques, comme David Gorski, qui travaille également comme rédacteur en chef pour une plateforme en ligne d’informations médicales, La Médecine Scientifique, sont loin d’être convertis. Il souligne que les failles de l’étude de Vicker sont manifestes : elle ne prévoit pas d’essai clinique à double-insu et l’article paru fait l’objet d’un biais de publication. Il admet que les effets de l’acupuncture pourraient être statistiquement supérieurs à ceux d’un placebo mais « l’étude montre en même temps que la pratique n’a pas d’effets cliniques notables », ajoute-t-il.
Certains considèrent que même si l’acupuncture a un effet placebo, la pratique mérite d’être essayée. « Les patients ne se préoccupent pas du procédé médical », explique Chen Decheng, qui exerce l’acupuncture à New York depuis 2004 et a été témoin du nombre croissant de patients y ayant recourt dans le pays. « Tant qu’elle permet de soulager les douleurs, il importe peu si elle se puise ou non dans les fondamentaux de la science moderne », ajoute-t-il.
Ou alors, cela importe.
« L’acupuncture n’est pas sans risque. Certes, les risques qui sont liés à la pratique sont certainement très faibles mais ses bénéfices sont quasi-inexistants », précise Gorski, « par conséquent les risques l’emportent sur les bénéfices ».
Il est fort probable que le débat sur l’efficacité réelle de cette méthode traditionnelle de guérison continue encore longtemps. Comme le suggère Wen Chen de NCCIH, une organisation spécialisée depuis près de 30 ans dans la recherche en médecines alternatives, « les effets de l’acupuncture sur le cerveau et le corps et les techniques d’évaluation viennent à peine d’être comprises ».
Mais pour beaucoup de patients comme Miné Ayberk, dont le père est médecin, il y a des éléments de preuve qui parlent plus que les données scientifiques, « sans l’acupuncture, je ne pourrais pas me sentir aussi bien ». ★
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