Le 22 octobre dernier, Jacky Cheung s’est produit à Hebei, dans la province de l’Anhui, et la police locale en a profité pour arrêter neuf fugitifs. Depuis le 7 avril 2018, les polices locales ont réussi à arrêter plus de 30 fugitifs et délinquants à l’occasion des différentes étapes de sa tournée en Chine. Jacky Cheung, star incontestée des années 90, reste toujours aussi populaire et est devenu en parallèle une sorte de « cauchemar des fugitifs ». Il n’est donc pas étonnant que la police s’active dès qu’elle a vent d’un concert imminent dans sa juridiction.
Par misslanmisshuang
Jacky Cheung en concert à Paris le 28 novembre 2018
Depuis plusieurs années, dans les villes de second et troisième rang, les concerts de Jacky Cheung ont fait sortir de leur tanière plusieurs suspects en fuite. Si l’on y ajoute les petits délinquants coupables de conduite sans permis, vols et recels, ce nombre atteint une petite centaine. Il subsiste toutefois une interrogation : pourquoi est-ce précisément à l’occasion des concerts de Jacky Cheung que l’on arrive à procéder à autant d’arrestations, alors que ce ne sont pas les artistes qui se produisent qui manquent ?
Il faut bien évidemment d’abord chercher des explications du côté des moyens policiers, qui ne cessent de se moderniser alors qu’est déployé à très grande échelle le système de reconnaissance faciale.
Le puissant système de reconnaissance faciale en Chine
Appelée Skynet, cette technologie chinoise qui allie big data, reconnaissance faciale et système de suivi en temps réel a connu de grandes avancées ces dernières années et a commencé à s’immiscer dans le quotidien des Chinois. Cette technologie qui nous paraissait encore lointaine, et seulement réservée au cinéma, est aujourd’hui omniprésente et permet de comparer les visages scannés avec sa base de données. Les applications mobiles qui permettent d’ajouter des filtres aux selfies utilisent justement la reconnaissance faciale pour le faire.
Les caméras sont généralement installées un peu partout dans les lieux publics mais, étant donné les importants flux désordonnés des gens dans la rue et une luminosité souvent insuffisante, le système y est rarement efficace. En revanche, dans les concerts, les spectateurs doivent faire la queue pour rentrer un par un et, grâce à des sources de lumière suffisamment fortes, le système peut identifier précisément chacun des visages, comparer les informations récoltées avec la base de données pour un résultat beaucoup plus probant.
Cet homme qui arrive tout sourire ne sait pas encore qu’il va être arrêté, identifié grâce au système de reconnaissance faciale…
Ensuite, il faut savoir que les fans inconditionnels de Jacky Cheung sont pour beaucoup d’entre eux des hommes nés dans les années 70 ou 80.
Plus une foule est grosse, plus elle brasse de profils en tout genre. Les concerts de Jacky Cheung organisés en Chine continentale rassemblent à chaque fois entre 20 000 et 70 000 personnes, il n’est donc pas étonnant d’y trouver au moins un ou deux individus ayant un casier.
Si nous nous penchons sur le profil de ces criminels en fuite, nous pouvons en dégager quelques caractéristiques communes :
Homme d’âge moyen, malin et calculateur, assez intelligent et très prudent. Pour commettre un délit économique d’assez grande ampleur, il occupe forcément un poste relativement élevé. Quelqu’un qui est calculateur de la sorte est généralement d’un âge supérieur à 30 ans au moins, soit quelqu’un né dans les années 70 ou 80.
Cette génération, qui a grandi dans les années 80 et 90, ne connaissait ni Mozart ni Brahms ; la seule musique qui les berçait au quotidien était la musique populaire au moment où Jacky Cheung caracolait en tête des hit-parades.
Je me souviens encore de cette salle de karaoké, située à côté de l’université, qui déversait dans nos oreilles nombre de ses chansons jour et nuit. Les garçons adoraient s’égosiller sur « Born to be wild » (Elang chuanshuo) ; tout le monde a chanté « Missing each other in the wind & rain » (xiangsi fengyu zhong) lors de la cérémonie de fin d’études et si vous demandez à une fille de vous décrire ses années universitaires, il est fort possible que la chanson « Love Snare » (qingwang) lui reviendra tout de suite à l’esprit.
Dans les années 90, les Chinois avaient l’habitude de dire : le vent porte la voix de Jacky Cheung là où il souffle. Les faits sont là : c’est l’homme aux 60 millions d’albums vendus, seulement précédé par Michael Jackson, considérée comme la star incontestée de la scène chinoise aux 800 concerts, et récipiendaire de plus de 260 prix.
En 2014, après 30 ans de carrière, il avait déjà 16 disques de platine à son actif
Troisièmement, c’est bien évidemment le succès qu’il rencontre auprès de son public masculin moyennement aisé qui vit dans les villes chinoises de deuxième ou de troisième rang
Imaginez : en tant que fugitif, vous devez réduire au minimum vos déplacements à l’extérieur. Ne parlons même pas de prendre le train ou l’avion ! La vie est ennuyeuse au possible.
Et un jour, voilà que votre idole de toujours, qui a bercé votre jeunesse, vient se produire dans votre ville, et il n’y aura peut-être pas de seconde fois. C’est l’occasion d’une vie à ne manquer sous aucun prétexte !
Eh oui, même un fugitif cloîtré chez lui a besoin de divertissement, et peut être pris de nostalgie. Ce concert de Jacky Cheung, occasion unique, le conduira à sa perte.
Au fond, la tournée de Jacky Cheung offre un véritable voyage dans le passé à ces hommes qui ont passé leur jeunesse dans leur petite bourgade.
Les concerts de Jacky Cheung dans les villes les plus modestes de Chine ravivent les souvenirs de jeunesse des spectateurs
Ce sentiment de nostalgie pousse les consommateurs à faire des dépenses compulsives qui ont ceci de particulier qu’elles n’ont rien de rationnelles ; les gens seraient parfois même prêts à tout.
Pourquoi ces hommes perdraient-ils la raison pour voir leur idole, lui qui va sur ses soixante ans ? Pour y répondre, il faut avoir recours à une discipline assez amusante, celle de la psychologie du divertissement.
D’un point de vue psychologique, les chanteurs, encore plus que les acteurs, doivent avoir une persona bien établie. La combinaison de cette persona et de leur talent vocal peut créer un personnage qui plaît, fascine et parle au plus grand nombre.
Les « quatre rois célestes » de Hong Kong, qui ont été les quatre chanteurs les plus populaires dans toute l’Asie à la fin du siècle dernier, ont chacun été le porte-drapeau d’une catégorie précise d’hommes :
Les « quatre rois célestes ». De g. à d. : Andy Lau, Aaron Kwok, Jacky Cheung et Leon Lai
Leon Lai est l’élégant garçon revenu de l’étranger, le doux jeune premier qui se consume d’amour et qui chante : « Viendras-tu me voir ce soir ? Mon amour est-il encore là ? »
Quant à Aaron Kwok, c’est le jeune rebelle à moto, passionné et passionnant, qui chante : « Mon amour pour toi est sans fin, je serai prêt à t’aimer jour après jour, mois après mois, année après année, pour toujours, So we love love tonight, Je ne veux pas y faire face petit à petit ».
Andy Lau est le bad boy bourreau des cœurs : « Ne me demande pas combien de personnes j’ai aimé, tu ne comprends pas à quel point ma douleur est profonde ; il est cruel de rouvrir les blessures, ne te jette pas éperdument dans l’amour et gardes-en un peu pour toi… ».
Si ces trois personnages sont plutôt destinés à plaire à un public féminin, Jacky Cheung est le seul des « quatre rois célestes » qui parle des sentiments masculins en verbalisant les tourments des jeunes hommes perdus.
Exemples :
- Lorsqu’il n’arrive pas à conquérir la fille de ses rêves, il chante : « La panique que je n’arrive pas à contenir alors que je trépigne d’impatience ; peut-être que tout n’est que doux rêve. Tu n’es qu’un filet aux dimensions infinies dans lequel je me suis empêtré ; plus je m’enfonce et plus je me perds, plus j’avance et plus la route me semble longue » (« Love Snare »)
- Lorsque son amour le quitte pour un homme plus fortuné : « Le passé est parti en fumée ; bien que les volutes se dispersent autour de nous, je ne vois pourtant aucune tristesse dans ton regard alors que nous nous sommes dit au revoir. Rien de ce que tu m’as donné n’était sincère et pourtant, plus ton sourire est innocent, plus je suis fou de toi » (« Goodbye Kiss »)
- Lorsqu’il décrit l’attente désespérée après une rupture : « Tout le monde dit que cet amour finira mal ; je sais que jamais tu ne m’aimeras ; je veux simplement que tu penses à moi de temps en temps. » (« Until the flowers withered »)
Extrait du clip « Goodbye kiss »
Les chansons mélancoliques de Jacky Cheung dépeignent les sentiments des hommes ordinaires et lui-même est une véritable inspiration par son parcours.
Jacky Cheung, l’homme qui inspirait les jeunes
Né à Hong Kong en 1961, Jacky Cheung, un homme au physique ordinaire, issu d’une famille ordinaire, suit un parcours académique tout aussi ordinaire.
Le jeune Jacky
Le jeune Jacky vient d’une famille très modeste mais, dès son plus jeune âge, il s’éprend du chant et passe son temps à fredonner les titres des CDs de la maison. Au cours de ses études secondaires, il tente de monter un groupe et persévère pour évoluer dans la musique une fois le lycée terminé. En 1984, alors qu’il s’apprêtait à rentrer dans une entreprise, il remporte la première édition du concours de chant amateur « 18 District Singing Contest » qui a lieu à Hong Kong. Il est alors signé dans une maison de disque. Malheureusement, trois mois passent sans la moindre perspective d’enregistrement ni le moindre revenu. Afin de subvenir aux besoins de sa famille, il va d’abord travailler comme assistant au Hong Kong Trade Development Council puis rentre au sein de la compagnie aérienne Cathay Pacific.
Jacky Cheung est le plus âgé des « quatre rois » et son début de carrière n’a pas été de tout repos. En avril 1985, son premier album « Smile », chanté en cantonais, le propulse sur le devant de la scène. Du jour au lendemain, ses chansons sont diffusées partout. Pourtant, en 1987, alors que les deux super stars Leslie Cheung et Alan Tam se disputent la première place et que leurs chansons monopolisent la tête de tous les hit-parades, Jacky Cheung passe cette fois inaperçu.
Au début des années 1990, Alan Tam se retire progressivement de la scène hong-kongaise tandis que Leslie Cheung s’en retire complètement, le monde de la cantopop se retrouve alors à un véritable tournant de son histoire. Jacky Cheung et consorts prennent progressivement le relais et ouvrent une nouvelle ère : quatre chanteurs émergent, que la scène hong-kongaise va rapidement surnommer les « quatre rois célestes ».
Jacky Cheung n’a pas l’élégance de Leon Lai, le sex-appeal d’Aaron Kwok ni le charme d’Andy Lau. Même après avoir joué dans plus de 70 films, personne ne le reconnait et ne le considère comme une star de cinéma. Il a accédé à la célébrité grâce à ses talents de chanteur bien qu’il ne soit pas dénué de talent pour le cinéma et qu’il ait endossé de nombreux rôles avec grande justesse.
Depuis son premier film « Where’s Officer Tuba ? », il joue principalement dans des comédies comme « The Eighth Happiness », « The Haunted Cop Shop » ou encore « Sister Cupid ». Il faudra attendre 1988, avec « As Tears go by », pour qu’il remporte le prix du meilleur acteur dans un second rôle aux Hong Kong Film Awards.
Jacky Cheung joue une petite frappe dans « As Tears go by » de Wong Kar-Wai.
En 1990, dans « Une balle dans la tête », il joue Frank, un homme loyal et prêt à tout pour venir en aide à ses camarades, rôle qui lui vaudra d’être nommé pour la première fois pour le prix du meilleur acteur aux Hong Kong Film Awards.
Scène d’« Une balle dans la tête »
En 2016, son rôle « Heaven in the dark » lui vaut sa sixième nomination pour le prix du meilleur acteur à Hong Kong.
La filmographie de Jacky Cheung est impressionnante : il a joué dans des films aujourd’hui considérés comme de grands classiques, aux côtés de grandes stars comme Leslie Cheung, Chow Yun-Fat, Tony Leung ou Andy Lau. Mais hélas pour lui, il fut limité le plus souvent à des seconds rôles et, bien qu’il ait remporté des prix à de nombreuses reprises tout au long de sa carrière cinématographique, il n’a encore jamais réussi à rafler la récompense suprême, le prix du meilleur acteur.
Là où d’autres réussissent dans le cinéma, la télévision et la chanson grâce à leur physique, le talentueux Jacky ne marqua jamais les esprits pour cette raison, son physique étant assez ordinaire. Après avoir essuyé d’innombrables hauts et bas, ce n’est au fond que grâce à sa persévérance et bien entendu, à son talent, qu’il a réussi à rester dans le cénacle des super stars.
Ses chansons racontent la déception et la solitude des interminables nuits de l’homme éconduit et parlent à ces hommes nés dans les années 70, véritable miroir tendu à leurs propres expériences.
Au fond, son statut de « cauchemar des fugitifs » ne tient qu’à un drôle de fil. L’homme étant finalement bien démuni face à la technologie, froide et implacable, d’autant plus lorsqu’il est emporté par sa sensibilité et ses sentiments.
Jacky Cheung a ainsi commenté ces affaires avec bienveillance, selon lui même des suspects ont le droit de se divertir. Suspects comme policiers ne sont au fond que de simples êtres humains. C’est ainsi que la police de Jiaxing, afin de laisser le public profiter du concert, aurait attendu la fin avant d’arrêter un homme âgé de 35 ans en fuite depuis plusieurs années, soupçonné d’avoir escroqué 110 000 yuans sur Internet ; la nouvelle n’aura pas manqué de faire sourire.
Ainsi, l’on peut dire que les concerts de Jacky Cheung ne sont plus de simples concerts mais sont devenus un piège de choix pour la police puisque les fugitifs y semblent être inévitablement attirés. Un policier qui n’arriverait pas à attraper un unique suspect dans un concert sera forcément moqué par ses confrères, tandis qu’un suspect prêt à tout braver pour aller voir Jacky Cheung sur scène bénéficiera du respect de ses camarades.
Qui n’a pas vu Jacky Cheung en concert n’a pas encore assez vécu.★
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