En qipao courte accessoirisée de solaires noires et de talons, les shootings de street fashion de mannequins seniorsaux chevelures argentées, reviennent régulièrement dans le top des tendances des plateformes de micro-vidéos depuis un an. Les centaines de milliers de vues qu’attirent les posts renforcent l’envie de ces femmes seniors de poursuivre leurs rêves. Elles créent des comptes et tentent de faire grandir leur communauté pour donner un coup de pouce à leur carrière de mannequin.
Ces plateformes sont néanmoins assez différentes de ce qu’elles pouvaient imaginer.
Certains vont dire que bien s’habiller, c’est faire étalage de sa richesse et qu’aller faire du shopping, c’est être oisif et irresponsable, mais ce qu’elles ont envie de faire, c’est combattre les préjugés à l’encontre des seniors en devenant des Carmen Dell'Orefice chinoises.
Rassemblant de nombreux fans, elles ont ainsi reçu des offres venant d’agences publicitaires ou encore des MCN, les agence spécialisées dans les influenceurs. Dans ce monde où règne la loi de la jungle, elles doivent constamment trancher entre les contrats, les parrainages proposés ou les différentes manières de monétiser les vues collectées sur la toile.
Signer avec une agence ou rester indépendante ?
Encore vingt minutes avant le début du shooting. Wang Xinghuo, installée dans l’ombre d’un arbre, sort un peigne et son poudrier pour se maquiller. Après avoir mis des lunettes à monture verte, elle vérifie avec la caméra de son portable qu’elles sont bien assorties à sa tenue avant de les changer pour ses lunettes de presbytie d’un air satisfait, et envoyer un message de confirmation à son groupe.
Wang Xinghuo appartient à un groupe dénommé ‘les mamies fashion’, composé de quatre membres. La moyenne d’âge est de 67 ans, pour une taille moyenne de 175 cm. Tout a commencé en juin 2019 lors d’un shooting dans les rues de Sanlitun à Pékin. La vidéo de 15 secondes qui les montraient en train de déambuler en qipao imprimé batik avait alors récolté plus de 2,69 millions de likes sur Douyin (Version chinoise de Tiktok), ce qui n’arrive que pour une vidéo sur 11 000.
« Lorsque nous avancions, les passants nous prenaient en photo. Lorsque nous nous asseyions pour une pause, ils continuaient à le faire », se remémorent ces quatre femmes lors de notre entretien dans un café de Sanlitun. Lors de l’interview, il en allait de même : de l’autre côté de la baie vitrée, de nombreux jeunes s’arrêtaient pour les prendre en photo.
Shooting de rue pour « le groupe des mamies mode »
D’autres influenceuses seniors comme elles affluent aujourd’hui sur toutes les plateformes de vidéos. La plupart d’entre elles sont mannequins depuis longtemps. Leurs silhouettes longilignes, leur élégance et l’impact visuel qu’elles provoquent séduisent tant le jeune public que des agences telles que MCN. Pour ces femmes, choisir de signer ou pas avec MCN et entamer une véritable carrière professionnelle se révèle être une décision cruciale pour la suite.
Les « mamies fashion » ont, quant à elles, choisi de rester indépendantes.
« Ce serait insupportable », tranche Lin Wei, le cerveau du groupe. Pour elle, un contrat implique des contraintes comme par exemple, un nombre minimum de shootings par semaine, des contraintes horaires, qui seraient bien trop lourdes pour des femmes de leur âge, davantage exposées à des problèmes de santé inopinés. Le risque de devoir payer des dommages et intérêts pour défaillance serait ainsi trop élevé.
Les différences de goût sont également en jeu. Alors qu’elles commençaient à acquérir une certaine notoriété, elles avaient travaillé avec une équipe de designers, qui leur avaient demandé de danser dans la vidéo, avec des mouvements exagérés tout en jouant sur le côté « mignon ». La vidéo avait fait un carton certes, mais Lin Wei pense que la beauté devrait être fondée sur la discrétion et l’élégance à cet âge : « Je dois vous avouer que je rougis à la vue de cette vidéo à chaque fois. Tout ce dont j’ai envie, c’est de la supprimer. »
La liberté de créer a un coût. D’abord le temps, comme les vingt minutes avant le shooting durant lesquelles Wang Xinghuo s’affaire pour se préparer. Tout le travail de maquillage, de coiffure, l’achat de vêtements à leurs propres frais, la création de contenus… tout cela prend du temps et coûte de l’argent à ces quatre femmes qui travaillent de façon indépendante depuis un an.
En revanche, pour Liu Xiaoping, surnommée « la mamie au cœur de jeune fille », elle n’a pas à s’inquiéter de tout cela. Elle a intégré le « groupe des mamies mode » de l’agence MCN il y a un an et depuis, son compte Douyin est l’un des plus populaires de son groupe. Les très nombreuses vidéos destinées à ce compte, que ce soient les shootings de rue, les saynètes, les tutoriels ou encore les Vlog, sont d’une qualité irréprochable.
Âgée de 72 ans, Liu Xiaoping a les yeux qui sourient
Liu Xiaoping aime beaucoup ces vidéos mais en effet, elle n’a pas de contrôle sur les horaires de shootings. Elle raconte à Vision Chine qu’il peut lui arriver de travailler plus de 10 heures d’affilée en une journée et de ne rentrer chez elle qu’à minuit.
Chaque statut présente ses avantages et inconvénients. Ce dilemme est justement ce qui a créé la controverse autour du phénomène des influenceuses senior au cours de ces deux dernières années. Celles qui ont décidé d’être indépendantes sont moquées : pourquoi courir après la célébrité à cet âge ? A l’encontre de Liu Xiaoping, les critiques sont tout aussi acerbes : à quoi bon gagner autant d’argent à cet âge ? Elle se fait tout simplement exploiter par le capital ou par ses enfants !
Un rêve de vingt ans
Est-ce vraiment le cas ?
Certes, le phénomène d’exploitation existe et a été relayé par les médias ou des internautes. Certains exploitent les personnes âgées pour gagner de l’argent sur ces plateformes, mais le cas de ces mannequins seniors est différent. Que ce soit Liu Xiaoping qui a signé avec MCN ou les mamies fashion qui ont gardé leur indépendance, toutes assurent que faire ces vidéos relève de leur propre choix.
Tout a commencé vingt ans auparavant.
La modèle chinoise Chen Juanhong, en 2000, ouvre alors une formation spéciale pour modèles senior, sur douze heures, pour un peu plus d’une centaine de yuans. Lin Wei, dont les collègues disent souvent qu’elle ressemble à une mannequin, s’inscrit par curiosité après avoir vu l’annonce dans le journal. Elle se découvre alors un goût pour les défilés et y rencontre les trois autres membres de son groupe.
Les quatre femmes intègrent une troupe composée d’une vingtaine de mannequins et commencé à participer à des événements en groupe tout en développant leur propre carrière personnelle. La doyenne de l’équipe, Wang Nianwen, a été celle qui a le plus brillé en décrochant en 2016 la troisième place de la finale chinoise de la Messagère d’or du concours Miss Tourism International, le prix le plus en vue de leur milieu.
Han Bin, championne de ce concours et première modèle senior chinoise à défiler à la fashion week de New York, est aujourd’hui également très active sur Douyin, sous le compte « Han Bing ‘la mamie chinoise’ ».
Han Bin a été lauréate de nombreux concours de modèles seniors
Han Bin dégage quelque chose de singulier, se démarquant des autres mannequins que nous avons pu interroger. Rien de ‘mignon’ chez elle, elle ne se distingue pas non plus par une énergie débordante, au contraire, tout respire la sérénité en elle.
Lorsqu’elle nous raconte son parcours, de nombreux éléments qui parsèment son histoire montrent que le phénomène était inévitable.
En effet, cette quête de beauté ne date pas d’hier. En 1989, la chaîne télévisée de Pékin avait organisé un concours de mannequins seniors intitulé « Qu’il fait beau aujourd’hui » (jinri fengguang zhenghao). A une époque où les personnes âgées étaient toutes habillées « de bleu-gris ou de vert pâle », l’émission avait fait défiler des femmes mûres en qipao courte. Jamais Han Bin n’aurait pu imaginer qu’une femme âgée pouvait être aussi belle : « Pour notre génération, c’était un vrai choc. »
Les conditions de l’émergence de ces mannequins avaient également été posées. Après la deuxième édition de ce concours en 1999, a été créée une formation pour mannequins d’âge mûr et senior, et Han Bin remplissait justement les conditions d’âge pour s’y inscrire.
Même leur don pour la mode a quelque chose de particulier, intimement lié à leur génération. Liu Xiaoping et Han Bin savent coudre leurs propres vêtements depuis l’adolescence : « Les vêtements vendus dehors ne me convenaient pas et en plus, les faire soi-même permet d’économiser du tissu. » Quelques décennies plus tard, elles sont aujourd’hui de véritables expertes, surtout pour la confection de qipao. Même lorsqu’elles portent des modèles qui ont plusieurs dizaines d’années, les vidéos récoltent un grand succès.
Pour elles, puisque cette époque leur a donné cette opportunité, il fallait la saisir et remplir la mission qui leur incombe. Montrer la beauté des seniors chinois : elles reconnaissent elles-mêmes que c’est un argument assez prétentieux, mais c’est pour accomplir cette mission qu’elles se sont mises aux vidéos Douyin, endossant ce nom de métier, « influenceuses », qu’elles n’aiment pourtant guère.
Pour ce qui est de leurs propres aspirations, elles les ont également clairement définies : d’une part, respecter leurs propres principes et s’amuser ; d’autre part, poursuivre leur rêve d’une vie, devenir des Carmen Dell'Orefice de Chine.
S’amuser tout en monétisant les vues
Carmen Dell’Orefice est une supermodel américaine et légende du mannequinat. Divorcée deux fois, fâchée avec sa fille, ruinée une fois… et pourtant, elle rayonne toujours de mille feux sur le podium avec sa chevelure blanche.
Carmen Dell’Orefice, la mannequin la plus âgée en activité, est l’idole de nos mamies fashion
Han Bin et ses consœurs arborent également une belle crinière blanche, mais elles sont plus chanceuses que Carmen : leurs proches sont derrière elles.
Zhang He, la bru de Sun Yang, une des membres du groupe des mamies fashion, est aussi la manager de ces dernières. Elle explique à Vision Chine qu’elle est ravie de pouvoir filmer leurs vidéos et gérer leurs comptes Douyin. Quand ses aînées sont heureuses, c’est aussi une pression familiale en moins pour elle. De nombreux responsables chez MCN expliquent par ailleurs que de nombreux seniors de leur agence sont très protégés par leurs proches qui sont aussi très contents de la situation.
Quasiment aucune de ces mannequins ne se soucie du nombre de vues sur leur compte. Ni très riches, ni pauvres, elles n’ont plus de pression financière liée à l’éducation de leurs enfants déjà grands. Les cinq à six milles yuans de pension de retraite qu’elles touchent tous les mois suffisent au financement de toutes les tenues nécessaires pour les vidéos. Que ce soit elles-mêmes ou leurs familles, personne ne compte sur cette activité pour faire fortune. Le mot d’ordre : se faire plaisir.
Pourtant, MCN, ou encore leur propre rêve de devenir la prochaine Carmen exigent de savoir capitaliser les vues de leurs comptes.
« Les seniors ont l’avantage d’inspirer plus facilement confiance », explique Zhao Haiguo, l’un des premiers à avoir flairé la piste des influenceuses seniors en Chine. Le compte Douyin « Tatie a la classe » (guma you fen’er), dont il est le manager, compte un million de fans. Il raconte : « Notre tatie n’a même pas de rides dans le cou. Tout le monde lui demande ses secrets de beauté et les produits qu’elle utilise. »
« Tatie a la classe » a presque 70 ans. Dans ses vidéos, son maquillage comme ses tenues sont toujours impeccables et recherchées
Il nous explique que le système de monétisation de ces plateformes de vidéos est très bien rodé. Les influenceurs peuvent gagner de l’argent grâce aux publicités, aux placements de produits dans leurs diffusions en direct ou grâce à des événements organisés hors ligne.
Mais ce n’est pas toujours facile pour Han Bin qui gère son compte seule. Lors de notre entretien, elle ne retrouvait plus le lien pour vendre les produits présentés. Utilisant l’écriture manuscrite, elle oublie parfois aussi la graphie d’un caractère. Elle aimerait avoir une équipe pour l’aider sur ces choses-là mais ne voulant pas devenir une simple source d’argent, elle n’a pour le moment pas trouvé chaussure à son pied.
Avant l’épidémie, les mamies fashion participaient à des événements une à deux fois par mois. Aujourd’hui, leurs vidéos se négocient à 25 000 yuans pour 20 secondes. Zhang He explique : « C’est plus cher que d’autres comptes qui totalisent le même nombre de vues », mais elle ne s’inquiète pas : « Tant pis s’ils refusent, mais c’est important d’imposer des limites et de préserver le ton de notre compte. »
Tous n’ont pas le même recul et la même sagesse. Zhao Haiguo voit à quel point la concurrence est féroce dans le milieu : « Dès qu’ils voient qu’il y a de l’argent qui rentre, les propositions et demandes affluent ». Lors de séances de shootings, Lin Wei et Han Bin ont rencontré de nombreuses femmes qui souhaitent devenir célèbres. Ces dernières se bousculent pour être la première sur scène et avoir la place au centre, ou encore se chamaillent pour avoir la plus belle tenue…
Métamorphose d’une ‘senior inutile’ en une ‘adorable aînée’
Alors que les comptes se multiplient, le public commence aussi à être plus critique. Liu Xiaoping, occupée par les shootings, est parfois moquée par son entourage lui reprochant son « narcissisme ». Lorsque les mamies fashion postent des vidéos, certains internautes « plaignent leurs maris » dans les commentaires ; même le surnom de Han Bin a suscité la critique : « Comment oses-tu t’appeler ‘mamie chinoise’ ? »
Han Bin lors d’un défilé
« Merci de votre attention », avait répondu Han Bin à cet internaute. Elle lui avait alors calmement expliqué que ce surnom lui avait été donné par les médias et non pas choisi par elle. L’internaute s’était alors rapidement excusé.
Il faut avoir un mental très solide pour survivre dans le monde de l’internet, mais ces influenceuses mode sont fort heureusement bien armées. Liu Xiaoping ne répond jamais aux critiques. Dans une vidéo, elle mime un lapin, dans une autre elle danse avec des bâtons lumineux, ou sinon, elle se filme avec son mari de cinq ans son aîné. Ils vont bientôt fêter le cinquantième anniversaire de leur mariage, et cette nouvelle n’a pas manqué de susciter de nombreux commentaires d’admiration ou de félicitations.
Les commentaires déposés sous les vidéos du compte des mamies fashion sont en grande majorité positifs. Parmi les abonnés, on compte une majorité de femmes âgées entre 31 et 40 ans, pour qui ces mamies sont de véritables modèles qui proposent un mode de vie libre, tout en élégance, auquel elles aspirent.
Zhao Haiguo ajoute à ce propos : « Elles parlent de ce style de vie à leurs propres aînées ». Ces aînées, âgées de plus de 50 ans, vont justement devenir la cible à séduire pour ces plateformes de vidéos. Elles ont un pouvoir d’achat à exploiter et c’est pour se mettre à leur service que Zhao Haiguo s’est lancé dans ce métier.
D’après le Rapport d’études 2019 sur le paysage audiovisuel en ligne de Chine, le nombre d’utilisateurs de plateformes de micro-vidéos âgés de plus de 50 ans est passé de 6,5% des utilisateurs à 11%.
Le 25 mars dernier, « Mamie Wang qui ne porte que des talons hauts », âgée de 79 ans, a diffusé en live pour présenter différents produits. En quatre heures et 18 produits présentés, elle a vendu pour 4,7 millions de yuans de produits. De tels chiffres, portés par un compte dont le style est plutôt haut de gamme, tout comme les produits utilisés (maquillage et habillement) et par la capacité des influenceuses seniors mode à vendre, suscitent un fort intérêt.
Mamie Wang, 79 ans, adore les talons hauts et compte plus de 10 millions d’abonnés sur Douyin. A droite, Mamie Wang en direct pour une séance de téléachat en ligne
Certains commencent à se battre pour signer avec des influenceuses seniors afin de prendre le contrôle des comptes Douyin les plus prometteurs. Liu Xiaoping a dû par exemple refuser les offres de plusieurs agences qui l’avaient approchée : « Je suis quelqu’un de loyal. Bien sûr, nous avons parfois des accrochages avec l’agence, mais les jeunes qui y travaillent prennent soin de moi. Quand je ne me sentais pas bien, ils m’apportaient des fruits tous les jours et quand je suis fatiguée, je peux prendre des pauses. Dans l’ensemble, tout se passe bien entre nous. »
Et plus important encore, c’est ici qu’elle a trouvé une nouvelle façon de vivre. Liu Xiaoping ressent une certaine fierté d’avoir accompli une métamorphose ; d’une vieille femme inutile et fatigante aux yeux de la jeune génération, elle est devenue une adorable aînée, aimée et respectée. Lorsque des fans lui disent souffrir d’un chagrin d’amour ou se sentir perdus, elle leur répond toujours et leur donne des conseils, espérant donner à cette nouvelle génération la force de continuer à avancer.
A la fin de notre entretien, les mamies fashion nous racontent leurs projets pour l’avenir. Elles se sont fixé d’abord un objectif plus modeste, celui d’être ensemble en couverture d’un magazine de mode cette année. Le deuxième, davantage sur le long terme, est de continuer à travailler ensemble : « Même si l’une d’entre nous nous ‘quitte’, nous devrons continuer. »
Notre discussion est interrompue par une serveuse, qui apporte un plateau de fruits en cadeau, et qui demande s’il serait possible de prendre une photo avec elles.
Les rides de leurs visages s’étirent doucement, elles s’immobilisent. Clic ! Elles vérifient la photo et rient de bon cœur : « Ah que nous sommes belles ! »★
Shooting des mamies fashion avec un professionnel
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