L’instabilité induite par le facteur américain devrait continuer à façonner les relations sino-européennes dans un contexte d’assauts répétés contre la mondialisation et le multilatéralisme.
Par Yu Xiaodong
Durant ces derniers mois, de fréquentes interactions diplomatiques au plus haut niveau ont eu lieu entre la Chine et l’Union Européenne. Durant la période de dix mois qui s’est écoulée entre juillet 2018 et avril 2019, la Chine et l’Union Européenne ont tenu deux sommets, suivis tous deux de déclarations communes. Dans ce même intervalle, deux sommets réunissant la Chine et les pays de l’Europe centrale et orientale (Sommet « 16 + 1 ») ont eu lieu.
En décembre 2018, la Chine a publié un nouveau document politique sur l’Union Européenne, exposant sa position officielle sur certains points. Puis, en mars 2019, ce fut au tour de l’Union Européenne de publier son propre rapport sur ses perspectives stratégiques concernant les relations sino-européennes.
Pourtant, ces évènements se sont accompagnés d’une augmentation des tensions entre la Chine et l’Union Européenne, les politiques de l’UE ne ménageant pas leurs critiques à l’égard de la Chine.
Avec la signature d’une déclaration commune lors du sommet Chine-UE, il semble que la relation bilatérale s’est stabilisée.
Dans cette déclaration, les deux parties ont en effet réaffirmé leur partenariat stratégique et convenu d’un calendrier pour avancer sur les sujets liés aux pratiques commerciales, faisant espérer une future coopération entre la Chine et l’Union Européenne.
Cependant, pour mieux comprendre ce que l’avenir réserve aux relations sino-européennes, il convient d’analyser certains des facteurs qui ont mené les relations bilatérales à la situation actuelle.
Un site de distribution de conteneurs pour le fret ferroviaire sino-européen à Erenhot, région autonome de Mongolie intérieure, 18 avril 2019
Le facteur américain
Depuis que l’administration américaine en place a commencé à promouvoir son programme de l’Amérique d’abord (America First) autour du globe, en rompant les liens commerciaux transatlantiques et en menant une guerre commerciale avec la Chine, les relations américano-chinoises semblent jouer un rôle de plus en plus important dans les interactions entre la Chine et l'UE.
Avec un commerce de biens représentant, une fois cumulé, environ 34% du total mondial, la Chine, l’Union Européenne et les États-Unis sont les trois principaux acteurs du commerce international. Ayant chacun un poids égal en termes de volume total de commerce de marchandises, toute dynamique affectant les relations commerciales bilatérales peuvent avoir un impact majeur sur les autres parties prenantes.
Dès les premiers stades de la guerre commerciale déclenchée par les États-Unis, la Chine et l'UE ont semblé se rapprocher. Lors du Forum économique mondial de Davos de janvier 2018, les dirigeants de l'UE et de la Chine s’étaient fait écho quant à la nécessité de défendre le multilatéralisme contre la vague montante du protectionnisme dans le monde.
Lors du sommet annuel Chine-UE qui s’est tenu en juillet 2018, la Chine et l’EU ont signé une déclaration commune, la première en trois ans, renouvelant leur engagement en faveur d’une économie mondiale ouverte et exprimant leur résistance au protectionnisme et à l’unilatéralisme, sans toutefois signer le moindre accord commercial formel.
Pourtant, un front uni avec l'Union Européenne, contre le programme de l'administration Trump, semblait plutôt improbable compte tenu des liens politiques et de sécurité unissant traditionnellement les deux côtés de l’Atlantique, d'autant plus que les frictions commerciales entre l'UE et les États-Unis semblaient s’être apaisées lorsque l'administration Trump avait finalement décidé d’exempter l'UE de ses nouvelles taxes sur le fer et l’acier en mars dernier.
Selon certaines sources, l’Union Européenne aurait rejeté la proposition chinoise, présentée en amont du sommet, de lancer une action commune contre les Etats-Unis et l’Organisation Mondiale du Commerce. Interrogé sur ce point, le ministre chinois des affaires étrangères, Wang Yi, a déclaré à Bruxelles que la Chine, étant en première ligne de la lutte contre le protectionnisme dans le monde, espérait que l’Europe ne « la poignarderait pas dans le dos ».
En juillet, les frictions commerciales entre les Etats-Unis et la Chine se sont intensifiées lorsque les Etats-Unis ont appliqué des droits de douane de 25% sur des marchandises chinoises d’un montant de 34 milliards de dollars. La Chine a riposté en imposant des droits de douane similaires à l’encontre des Etats-Unis.
Le même mois, l’Union Européenne a signé un accord de libre-échange avec le Japon visant à éliminer tous les droits de douane existant entre les deux entités. En septembre, l’Union Européenne, les Etats-Unis et le Japon ont signé une déclaration tripartite sur « les politiques et pratiques non axées sur le marché des pays tiers », traitant également des subventions industrielles et des transferts forcés de technologie, bien qu’aucun pays ne soit explicitement mentionné. En septembre également, l’UE a publié un document stratégique intitulé « Connecter l’Europe à l’Asie », qui a été largement considéré comme un effort visant à contrer l’influence de l’initiative chinoise de la Ceinture et de la Route (Belt and Road Initiative BRI). Ces développements ont suscité des préoccupations croissantes, l’Union Européenne semblant rejoindre les Etats-Unis dans ses efforts pour constituer un front uni visant à isoler la Chine.
Deux travailleurs discutent dans une entreprise de logistique chinoise à Duisburg, en Allemagne, 16 avril
Les publications politiques
En décembre dernier, la Chine a publié son dernier document politique sur l’Union Européenne, ce qui a surpris de nombreux analystes, le dernier document similaire ayant été publié quatre années plus tôt, en 2014. Julian Chan, un des membres fondateurs de l’Institut des Relations Sino-européennes, un think tank basé à Hong Kong, a déclaré que le nouveau document de politique de la Chine sur l’EU semblait résulter d’un sentiment d’urgence pressant la Chine à renouveler ses positions officielles et ses relations au vue de la dynamique des relations trilatérales entre l’Union Européenne, les Etats-Unis et la Chine.
« La Chine est plus déterminée que jamais à se présenter auprès de l’Union Européenne comme un acteur réel, dévoué et engagé dans le jeu de la mondialisation et de l’ordre commercial multilatéral. Par conséquent, la Chine veut être prise au sérieux par l’Union Européenne et interagir d’égal à d’égal avec elle » a déclaré Chan dans un article publié dans The Diplomat en février dernier.
Ce faisant, la Chine a appelé l’Union Européenne à « éviter de politiser les questions économiques et commerciales » et a, pour la première fois, exprimé son souhait de lancer une étude de faisabilité commune sur une potentielle zone de libre-échange sino-européenne. Dans l’intervalle, le document de politique a rappelé la position officielle de la Chine sur des questions politiques et sécuritaires quant à ses intérêts fondamentaux, notamment en mer de Chine méridionale, vis-à-vis de Taiwan, de Hong Kong, du Tibet et du Xinjiang. Par rapport au précédent document chinois sur l’Union Européenne, le ton adopté concernant ces points s’est montré plus strict. Selon Chan, la nouvelle rhétorique gouvernementale, qui résulte de la volonté de la Chine d’être traitée sur un pied d’égalité, s’est montrée trop dure envers les européens.
« La Chine est essentiellement en train de demander à l’Union Européenne de comprendre son système et ses structures, ce que de nombreux européens pourraient avoir du mal à saisir, compte tenu de la manière dont la Chine est perçue en Europe » selon Chan.
Comme pour répondre à la publication chinoise à son sujet, l’Union Européenne a publié en mars son dernier rapport sur les perspectives stratégiques UE-Chine, aiguisant considérablement sa position politique et désignant pour la première fois la Chine comme un rival « systématique ». Se démarquant de son approche traditionnellement soft, l’Union Européenne a également qualifié la Chine de « concurrent économique recherchant le leadership technologique et [de] rival systématique promouvant des modèles alternatifs de gouvernance ».
C’est avec ce contexte en arrière-plan que le président chinois, Xi Jinping, était en visite en Europe en mars 2019, faisant étape en France, en Italie et à Monaco. Malgré la signature d’un accord avec la France représentant 45 milliards de dollars américains, le succès rencontré par la Chine lors de cette visite en obtenant de l’Italie de soutenir officiellement son projet BRI, devenant ainsi le premier pays du G7 à le faire, a été accueilli avec plus de protestations que d’enthousiasme en Europe. De nombreux européens voyant dans la politique européenne de la Chine une stratégie visant à diviser pour mieux régner.
Des clients regardent des vins dans un salon de produits importés à Xi’an, dans la province du Shaanxi, en Novembre 2018
Mauvaise perception ou tactique ?
Pour de nombreux analystes, la Chine n’est pas à l’origine des divisions internes à l’Europe. Xiong Wei, un professeur dans le domaine des relations internationales à l’Université des Affaires Etrangères, soutient que le durcissement de la position de l’Union Européenne à l’égard de la Chine provient de l’inquiétude grandissante suscitée par la croissance de la Chine. « Non seulement la compétitivité de l’Union Européenne a diminué ces dernières années mais l’Europe fait également face à des défis qui ont émergé en son sein, comme l’impact du Brexit et la montée des partis d’extrême-droite dans certains de ses Etats membres. Par conséquent, il est vraiment commode d’utiliser la Chine comme bouc-émissaire ».
« En attirant l’attention sur la menace que représenterait un soi-disant ennemi extérieur commun comme la Chine, l’Union Européenne peut ainsi insuffler un sentiment d’urgence et appeler à l’unité entre ses membres » selon les propos tenus par Xiong auprès de Vision Chine.
La position de Xiong est partagée par Wang Yiwei, qui enseigne quant à lui les relations internationales à l’Université Renmin de Chine. Wang défend l’idée selon laquelle les positions adoptées par les Etats membres de l’Union Européenne à l’égard de la Chine ne trouvent pas d’explications en Chine mais plutôt dans l’Histoire et dans le contexte qui est le leur actuellement.
Par exemple, pour Wang, la résistance de la France à l’initiative chinoise de la Ceinture et de la Route (Belt and Road Initiative BRI) s’explique davantage par ses inquiétudes quant à l’influence croissante de la Chine dans les anciennes colonies francophones d’Afrique. En revanche, pour l’Italie, qui ne possède pas un héritage colonial important, et qui fait maintenant face à des difficultés financières, la coopération avec la Chine est la bienvenue.
David Dodwell, directeur exécutif du groupe d'étude sur la politique commerciale de Hong Kong et de l'APEC, a exprimé cette idée plus clairement encore. Dans un éditorial publié le 24 mars dans le South China Morning Post, Dodwell a estimé que le problème de la stratégie de l'Union Européenne à l'égard de la Chine réside dans son insistance pour la renvoyer, au même titre que d'autres pays en développement, au seul statut de fournisseur de biens non complexes et de produits bon marché, dépendant de la technologie.
"Au cours des cinq dernières décennies de leur histoire, les dirigeants européens se sont montrés obsédés par eux-mêmes, beaucoup plus soucieux de créer des liens plus étroits entre eux que de s'adapter aux réalités rapidement changeantes d’une économie mondialisée, en particulier en Asie", a écrit Dodwell.
Pour d’autres analystes, le durcissement de la position de l’Union Européenne à l’égard de la Chine est un mouvement tactique, à un moment où Pékin est aux prises avec les Etats-Unis dans une guerre commerciale et de difficiles négociations. Kong Fan, un chroniqueur de guancha.cn, a mis en garde contre l’adoption par l’Union Européenne de cette stratégie consistant à «avoir un pied dans les deux camps» lors de ses interactions trilatérales avec les États-Unis et la Chine.
D'un côté, l'Union Européenne semble prête à adopter une position commune avec la Chine pour s’opposer au protectionnisme et à l'unilatéralisme de l'administration américaine. D’un autre, cela ne semble pas la déranger plus que cela de prendre part aux attaques menées par les États-Unis contre les pratiques commerciales de la Chine.
Être à cheval entre les États-Unis et la Chine a permis à l'Union Européenne de résister à la pression des États-Unis et, en adoptant une position plus dure, cela pourrait lui permettre dans le futur d’exploiter le moindre signe de faiblesse de la Chine dans une situation où Pékin aurait à faire face à des assauts menés sur différents fronts.
Plusieurs rapports publiés ces derniers mois affirment, en outre, que l'Union Européenne pourrait avoir à s'inquiéter de l'avancée majeure des négociations commerciales en cours entre les Etats-Unis et la Chine, et qu’un éventuel accord risquerait de désavantager les entreprises européennes en matière d’accès au marché chinois.
Jyrki Katainen, le vice-président de la Commission Européenne, a mis en garde les États-Unis et la Chine en janvier dernier en exigeant que tout accord commercial, conclu entre les deux puissances, devrait exclure toute discrimination à l'encontre des entreprises européennes.
Volume total des échanges commerciaux des principaux acteurs mondiaux en 2018 (en milliard de dollars américains) / Parts de la Chine, de l’Union Européenne et des États-Unis dans le commerce des biens mondiaux
Avec la signature de la déclaration commune liminaire, dans laquelle les deux parties ont réaffirmé leur partenariat stratégique et se sont entendues sur diverses questions épineuses, l’Union Européenne et la Chine semblent avoir atteint leurs objectifs respectifs. Tandis que l'Union Européenne a réussi à faire en sorte que la Chine prenne en compte ses griefs commerciaux et que l’accès au marché chinois lui soit davantage assuré, la Chine est ressortie avec une position consolidée dans ses négociations commerciales avec les États-Unis.
Néanmoins, des défis sont toujours présents des deux côtés. Pour la Chine, les mois de négociations commerciales avec les États-Unis n'ont pas abouti à un accord final. Pour l'Union Européenne, les tensions commerciales avec les États-Unis semblent avoir refait surface. Le 9 avril, le jour même où l'Union Européenne signait la déclaration conjointe avec la Chine, le président des États-Unis, Donald Trump, a menacé d’imposer des droits de douane sur des produits européens d'un montant de 11 milliards de dollars. En réponse, l'Union Européenne a menacé d'exercer des représailles en envisageant des droits de douane sur des produits américains pour un montant de 20 milliards de dollars.
De toute évidence, le facteur américain continuera de façonner la direction des relations sino-européennes.★
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